Doux Poison de Pierre Turgeon

À propos du livre

Faire sa mort comme faire l’amour Cogito, 2020

L’ascension et la chute d’une famille bourgeoise : tel est le thème de ce roman, âpre, émouvant et tumultueux, qui affirmait, en 1969, le plein essor du jeune roman québécois. Pierre, le narrateur, est très tôt confronté avec les amours, les violences, les querelles à propos d’une histoire d’héritage. Comme son père Édouard il va connaître l’écroulement des valeurs bourgeoises, les pires incertitudes et va finalement affirmer son indépendance par rapport à ce monde tourmenté. La confession de Pierre est poignante. Elle révèle un talent original, vigoureux et d’une rare profondeur psychologique.

Faire sa mort comme faire l’amour

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Je ne sais à quelle époque ce Normand, dont le sang coule encore en moi, s’embarqua pour la Nouvelle-France, mais le front buté, les yeux étroits et durs, le cou épais de mon grand-père incarnent assez bien ce type de conquérants qui ignoraient la grandeur de leur tâche, y voyant tout juste un moyen de s’enrichir. Vincent épousa par intérêt la fille d’un buandier: nerveuse, fantasque, dépensière, elle avait pour nom Suzanne. Un amour commun du lucre et les enfants qui naquirent sans discontinuer durant une dizaine d’années donnèrent une apparence de solidité à cette union de querelles et de tromperies. À six heures tous les matins, ma grand-mère empilait dans sa culbuteuse le linge crasseux, crotté, graisseux, à ne pas prendre avec des pincettes ; elle ouvrait les conduits de vapeur pour les presses repasseuses, étiquetait les vêtements lavés la veille. À sept heures, les ouvrières entraient dans l’immeuble noir de suie où elles travailleraient sans répit, dans une chaleur insupportable, parmi le halètement des machines et l’odeur acide des détergents. Ces filles habitaient Saint-Malo, le quartier pauvre de Québec; sans instruction, ni diplômes, ni beauté, elles vivaient dans la terreur de Suzanne, virago qui connaissait les fornications de chacune et n’hésitait devant aucun chantage si elles ne nettoyaient pas le nombre minimum de chemises indiqué sur une affiche de carton cuir, nombre qui variait selon l’affluence des clients et l’humeur de ma grand-mère. À force de chicaner, de gesticuler, de comploter, ma grand-mère vit son entreprise grandir, les succursales et les camions de livraison se multiplier. Mais, en dépit de sa fortune, elle ne put s’immiscer dans les milieux huppés, qui la considéraient comme une parvenue, une ouvrière enivrée par un succès rapide. J’ai connu ces grandes maisons à pignons, à lucarnes, où la voix étouffe entre des murs épais, dans des pièces où ne filtre qu’une lumière maladive à travers les stores flamands et les rideaux damassés; maisons où demeuraient ces jacasses, ces jobards, ces bouchés à l’émeri, cette aristocratie de Québec: notaires, médecins, avocats, tous bons apôtres qui allaient en somnambules leur vie durant, qui prêchaient la soumission à l’occupant, qui puaient l’encaustique, la naphtaline et les confessionnaux ; je les ai assez connus pour apprécier combien ils devaient mépriser la pétulance de grand-mère, emmitouflée dans ses pelisses extravagantes, coiffée de ses chapeaux cloche à aigrette rouge, parfumée, enrubannée, parlant haut et cru, croquant du curé et goûtant de l’homme.

Un peu avant la guerre, dépitée de sa mise en quarantaine, elle alla jouer les rastaquouères en Europe et en Asie. Mais cette liberté, cinquante ouvrières l’assuraient et neuf marmots disséminés dans des pensionnats en étaient la rançon. Quand mon père s’enrôla dans l’aviation, il fuyait la ratatouille, les claquoirs et les verges des religieuses. De sa mère il gardait simplement les cris, les malédictions. En fait cette femme versatile n’aimait pas ses enfants et, plus tard elle conseilla tout uniment à ma mère d’avorter, de tromper Édouard. Je conserve dans ma chambre une photo de mon père en uniforme d’aviateur. Il a les cheveux crêpelés, les yeux doux, la bouche tordue en un demi-sourire. Ni son calot, qu’il porte crânement sur le côté droit, ni sa vareuse avec ses contre-épaulettes, n’effacent l’allure féminine de ses joues lisses, surtout de ses lèvres roses, luisantes, comme entrouvertes de plaisir et découvrant deux incisives supérieures.

PIERRE TURGEON

Né au Québec, le 9 octobre 1947 – Le romancier et essayiste Pierre Turgeon obtient un baccalauréat ès arts en 1967. En 1969, à l’âge de vingt-deux ans, déjà journaliste à Perspectives et critique littéraire à Radio-Canada, Pierre Turgeon crée la revue littéraire L’Illettré avec Victor-Lévy Beaulieu. La même année, il publie son premier roman, Faire sa mort comme faire l’amour. Plusieurs ouvrages ont suivi 22 titres au total : romans, essais, pièces de théâtre, scénarios de films et ouvrages historiques. Parmi ceux-ci, on trouve La première personne et La Radissonie, qui remportent tous deux le Prix du Gouverneur général pour le roman et l’essai respectivement.

En 1975, il fonde la maison d’édition Quinze, qu’il préside jusqu’en 1978. Il y publie de nombreux auteurs, dont Marie-Claire Blais, Gérard Bessette, Jacques Godbout, Yves Thériault, Jacques Hébert et Hubert Aquin, avant de devenir directeur adjoint des Presses de l’Université de Montréal (PUM) en 1978. Puis, de 1979 à 1982, il a dirigé les éditions du groupe Sogides, le plus important éditeur francophone d’Amérique. (L’Homme, le Jour, les Quinze). Il édite également des logiciels, lançant l’un des premiers éditeurs de texte français (Ultratexte) et le premier programme de vérification orthographique français (Hugo). Rédacteur en chef de la revue littéraire Liberté de 1987 à 1998, il a édité des numéros controversés sur la Crise d’octobre et la Crise d’Oka, ainsi que sur divers sujets politiques et culturels.

En 1999, il crée Trait d’union, une maison d’édition consacrée à la poésie, aux essais et aux biographies de célébrités, ouvrages signés entre autres par René Lévesque, Pierre Godin, Micheline Lachance, Margaret Atwood. Il est le seul éditeur canadien à avoir vu l’un de ses livres, une biographie de Michael Jackson Unmasked, atteindre la première place de la liste des best-sellers du New York Times. Entre-temps, l’auteur continue d’être prolifique et, en 2000, il a publié une histoire du Canada, en collaboration avec Don Gilmor, qui a remporté le prix Ex-Libris, décerné par l’Association des libraires canadiens avec la mention de meilleure histoire du Canada à ce jour.

Aujourd’hui, il travaille à la création d’un site d’édition entièrement consacré à la diffusion de livres électroniques en anglais et en français : Cogito, qui sera mis en ligne au début de l’année 2021.

Pierre Turgeon fait une entrée fracassante dans notre littérature. Il existe peu d’écrivains d’ici qui pourraient ne pas lui envier son extraordinaire maîtrise de l’art d’écrire. Langue plus que correcte, vocabulaire très riche, style sobre et clair, finesse de l’observation psychologique, variété et fantaisie de l’imagination, profondeur de la vision du monde. Turgeon a toutes ces qualité et d’autres encore. Il faudrait lui payer une rente à vie et le condamner à écrire le plus longtemps possible. – Réginald Martel, La Presse.

Pierre Turgeon réussit ce tour de force de nous conter la vie de ses procréateurs en dosant très habilement le quotidien et le significatif, de sorte qu’il n’y a rien à biffer là-dedans, rien de surchargé, rien de faux. – André Major, Le Devoir