Frquentations Essai par Pierre Turgeon

À propos du livre

Fréquentations Cogito, 2020

La meilleure façon de renouveler l’imaginaire du roman québécois est certainement de le mesurer à la littérature étrangère. Fréquentations, en ce sens, est une invitation à prendre le large, sans jamais oublier la terre natale d’où Pierre Turgeon prend son envol. Lecteur passionné de philosophie, il parle de son affinité de cœur et d’esprit avec la prose du monde entier. Suivant les chroniques sur un ton direct, rapide et circonspect, ce livre frappe par la force de son écriture qui, dès la première phrase de ses mots, entre en plein cœur du sujet sans jamais se soucier des consignes. D’Homère à Heidegger, de la découverte de l’Amérique à Habermas, la grande aventure du roman est inséparable de la philosophie et de la narration, de la pensée discursive. C’est la grande histoire d’amour partagée que Pierre Turgeon nous raconte à toute vitesse, en reliant entre elles les nombreuses relations littéraires qu’il a Fréquentations est à la fois un recueil de chroniques, un cahier de réflexions détachées, et l’itinéraire d’un romancier qui se révèle, par l’originalité de sa démarche, un écrivain furieux d’intelligence.

Fréquentations

Essais littéraires
Pierre Turgeon

Acheter maintenant sur Amazon
Acheter maintenant sur Amazon
Bientôt sur Apple Books
Bientôt sur Apple Books
Barnes and noble books
Barnes and noble books
rakuten kobo
rakuten kobo

L’illusion de la fuite

Dans le Québec de mon adolescence, je ne pouvais pas dire ce que je pensais. Je confiais donc mes réflexions à des cahiers que je cachais dans l’espace vide entre le parquet et le sol bétonné de ma chambre, au sous-sol de notre bungalow modèle de banlieue. Au collège, craignant ma mauvaise influence d’athée sur les élèves, les pères leur interdirent de me parler, sous peine de renvoi. Mon caractère changea. Je devins plus prudent, surtout chez les jésuites, qui me permirent de poursuivre mes études à condition que je garde mes idées pour moi.

Dans ce même sous-sol, à côté de mes manuscrits, je dissimulais de la nitroglycérine. Un de mes camarades de classe allait bientôt, à la tête d’une cellule de terroristes du FLQ, enlever, puis exécuter un ministre du gouvernement du Québec. Il fut arrêté lors d’une manifestation à laquelle je participais. J’entends encore derrière moi la charge des énormes chevaux de la police, le choc de la matraque s’abattant sur la clôture métallique que je venais de franchir d’un bond. Si j’avais été capturé et maltraité, j’aurais sûrement voulu me venger, peut-être en prenant les armes moi aussi.

Mais au lieu de poser des bombes, j’ai écrit des livres. Parce que la police n’avait pas réussi à me rattraper, ce soir-là. Et aussi à cause de mon père, dont j’admirais l’écriture si belle, pleine de fioritures, qu’il traçait d’un mouvement souple du poignet; à cause des extraits de poèmes qu’il nous déclamait le soir; des opéras qu’il me forçait à écouter le dimanche matin; de ma mère, qui m’avait donné, pour mes onze ans, un exemplaire des Misérables; de mon grand-père dont j’appris à sa mort qu’il avait commis dans sa jeunesse une pièce de théâtre.

Dès la parution de mon premier roman, ma famille m’ostracisa. J’avais à peine changé les noms des personnages; tout le monde reconnaissait mes parents. Quelques critiques me portèrent aux nues. Mais ma grand-mère me raya de son testament. Je payais cher ma passion de dire la vérité. Et comme journaliste, je devais me défendre contre une poursuite d’un million de dollars intentée par une municipalité dont j’avais dénoncé, dans un reportage virulent, le chômage et la dépression économique. Le maire ne m’accusait pas de mentir, il alléguait simplement que j’avais nui à la réputation de sa ville. En rapportant les faits. Je risquais une lourde peine de prison. Je me retrouvai au banc des accusés du palais de justice de Québec, à côté d’un voleur de banque. Je m’en sortis indemne, à cause d’une irrégularité technique de l’acte d’accusation. Sauvé du cachot, mais terrifié malgré moi par les conséquences possibles de mes écrits.

J’éprouvais alors un véritable dégoût du langage. Les lettres me paraissaient de la vermine grouillant sur la page blanche. J’aurais voulu ne plus penser, me transformer en courant d’air. Dans la rue du Parc, dans l’appartement d’un moine bouddhiste coréen, je m’appliquais à nettoyer ma conscience de la poussière de mots qui s’y déposait inépuisablement. Non seulement la littérature ne m’intéressait plus; je ne rêvais que de m’en purifier. Je continuais à écrire, mais pour que le geste s’abolisse lui-même. Je lisais les auteurs de l’infra ou du supra verbal. Artaud, Michaud, Lao Tseu, Houei Neng. Mais aussi les philosophes de la dissection hyper rationnelle ou métaphysique du langage: le Wittgenstein de Philosophicus tractato logicus, le Heidegger de L’être et le temps.

Longtemps j’ai cru que moins on en disait, moins on souffrait. Le silence est la seule solution à la souffrance, disais-je. Sans m’apercevoir à quel point je me contredisais ainsi.

Le mysticisme donne l’illusion de la liberté, sa forme privée de contenu. Je m’exposais à toutes les aventures. Celle des affaires, entre autres, dans lesquelles je me lançai à âme perdue. J’avais moins de trente ans. Je conduisais vite des Alfa Romeo, des Audi, et au petit matin, dans la ville endormie, je riais seul en brûlant les feux rouges. Je jouais. Avec l’argent, les femmes, les ordinateurs, les manuscrits des autres que je publiais dans ma maison d’édition. Pour ne pas me détruire, il fallait une absolue rapidité: le moindre ralentissement, et le monde me rattrapait.
L’écriture reste aussi inéluctable que la solitude et la souffrance. La seule réponse au silence du monde, quand on comprend que rien n’a d’importance, qu’on pourrait et devrait mourir immédiatement. Un délai gagné sur le suicide, la folie. Pour quelques heures, elle procure cette aletheia, ce «vagabondage divin» dont parle Platon dans le Cratyle, et aussi la vertu, «ce qui coule bien». Ici le mensonge n’est pas la fiction, mais ce qui bloque le flux du sens, la danse extatique des mots.
«Imago jocosa recinet nomen», écrit Horace. «L’écho qui se joue répétera en chantant le nom.» (le seul véritable) nous nous le donnons par l’écriture.

De la politique, l’écriture n’a pas le poids ni le sérieux; elle construit avec du vent sur des cordes vocales. Mais elle est foncièrement révolutionnaire, puisqu’elle libère, par sa simple pratique. Au contraire de l’expérience mystique, elle n’abolit pas le passé, mais le métamorphose en objet esthétique, étranger aux considérations morales, elle le transforme à l’infini des fictions. Et elle permet d’habiter l’espace sans le durcir par le regard des calculs mécaniques et financiers.
Ne jamais s’arrêter. Car alors: le froid, la souffrance, la mort. Parcourir l’espace de la planète, des corps aimés, du son, de la lumière, de la pensée et des mots. Circuler au rythme de sa pensée, de son souffle. Ne s’attacher nulle part, mais ne pas craindre de revenir dans les endroits élus du cœur, dans les envers tremblants des caresses. Et s’il le faut, défendre les points où nous rencontrons les autres: idées ou patrie. Mais chaque soir, on doit dresser sa tente en un nouveau lieu. Et la tristesse et la mort aussi sont à visiter et à connaître. Rien de cela ne doit nous effrayer. Nous ne faisons que passer, comme le vent, comme la lumière. Nous circulerons jusque dans notre pénultième souffle. Et ensuite d’autres continueront à notre place la cérémonie secrète du parcours de l’espace.

Baudelaire: «C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi. À mon grand détriment; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies résultant des dettes. Mais à mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation et à la faculté du dandysme et du dilettantisme.» Nous vivons dans un état d’hallucination. L’éveil vient rarement, brièvement, par une attention passionnée qui s’effectue dans le silence et dans la parole jaillissant du silence.

L’écrivain fait de ses échecs le premier matériau de son œuvre. Il n’attend pas la suite des événements, mais celle des mots qui recousent ce que le hasard a déchiré. Qui lui disent en tibétain: «De quelque façon qu’ils apparaissent, les mots sont irréels. Toute page est dépourvue de vérité, mensongère comme un mirage. Tout est impermanent, inconstant. À quoi sert-il de s’y attacher? À quoi sert-il d’en avoir peur? Ce serait regarder ce qui n’a pas d’existence comme en ayant une. Tout n’est que projection de ma propre lecture. Et comme je crois vrai ce qui n’est que fiction, je dois errer à jamais dans la ronde des livres.» Mais entre toutes les illusions, pourquoi ne pas choisir celle de la fuite?

PIERRE TURGEON

Né à Québec, le 9 octobre 1947 – Le romancier et essayiste Pierre Turgeon obtient un baccalauréat en lettres en 1967. En 1969, à l’âge de vingt-deux ans, déjà journaliste à Perspectives et critique littéraire à Radio-Canada, Pierre Turgeon crée la revue littéraire L’Illettré avec Victor-Lévy Beaulieu. La même année, il publie son premier roman, Faire sa mort comme faire l’amour. Plusieurs ouvrages ont suivi, 22 titres au total : romans, essais, pièces de théâtre, scénarios de films et ouvrages historiques. Mentionnons La première personne et La Radissonie, qui remportent tous deux le prix du Gouverneur général, respectivement pour le roman et l’essai.

En 1975, il fonde la maison d’édition Quinze, qu’il préside jusqu’en 1978. Il y publie de nombreux auteurs, dont Marie-Claire Blais, Gérard Bessette, Jacques Godbout, Yves Thériault, Jacques Hébert et Hubert Aquin, avant de devenir directeur adjoint des Presses de l’université de Montréal (PUM) en 1978. Puis, de 1979 à 1982, il dirige les éditions du groupe Sogides, le plus important éditeur de langue française en Amérique. (L’Homme, Le Jour, Les Quinze). Il publie aussi des logiciels, lançant l’un des premiers éditeurs de texte français (Ultratexte) et le premier programme français de correction orthographique (Hugo). Rédacteur en chef, de 1987 à 1998, de la revue littéraire Liberté, il édite des numéros controversés sur la crise d’Octobre et sur la crise d’Oka, ainsi que sur divers sujets politiques et culturels.

En 1999, il crée Trait d’union, une maison d’édition consacrée à la poésie, aux essais et aux biographies de célébrités, ouvrages signés entre autres, par René Lévesque, Pierre Godin, Micheline Lachance, Margaret Atwood,. Il est le seul éditeur canadien à avoir vu l’un de ses livres, une biographie de Michael Jackson Unmasked, atteindre la première place de la liste des best-sellers du New York Times. En attendant, l’auteur continue d’être prolifique et en 2000, il publie une histoire du Canada, en collaboration avec Don Gilmor, qui remporte le prix Ex-Libris, décerné par l’Association des libraires canadiens avec la mention de Meilleure histoire du Canada à ce jour.

Aujourd’hui, il travaille à la création d’un site d’édition entièrement consacré à la distribution de livres électroniques anglais et français : Cogito, qui sera mis en ligne au début de 2021.

Comment, pourquoi est-on écrivain? La réponse de Pierre Turgeon est assez simple : on écrit pour participer à la “communion des saints que constitue une bibliothèque” et parce qu’on veut avoir “une place, après sa mort, auprès des morts”. Pierre Turgeon écrit très bien, sans aucune prétention, avec un côté goguenard très attachant. Un livre élégant, dandy, policé. – Jean Basile, Le Devoir.